
S’il existe une mappemonde des « pays du design », nul doute que le Danemark,
le Royaume-Uni ou l’Italie y figurent en bonne place. Du côté de l’Amérique latine, les frères Campana et le Brésil ont longtemps éclipsé sans complexe les nations voisines, où se développe pourtant une scène émergente. Des talents venus du Guatemala, du Chili, d’Argentine ou d’Uruguay exportent de plus en plus leurs créations en dehors de leurs frontières, séduisant les galeries et les grandes foires du secteur. Mais encore faut-il pouvoir exister commercialement en Europe…
C’est dans ce but que, depuis Lausanne, le label Republica Austral a vu le jour en 2016. La communicante Regula Brand et l’architecte helvético-chilien Claudio Riquelme ont voulu mettre en lumière les créateurs issus de la région la plus australe du continent américain, en allant au-delà de la simple exposition en galerie. « Nous proposons des luminaires, fauteuils et objets de design produits en petite série par des designers sud-américains que nous représentons en Europe. Nous nous adressons aussi bien à des bureaux d’architecture intérieure qu’à des clients privés », explique Claudio Riquelme. Une de leurs têtes d’affiche est le designer chilien Rodrigo Bravo, désormais réputé de New York à Londres.

Le studio Diario, créé par les designers Ana Sosa et Guillermo Salhon, à Montevidéo, s’est lui aussi fait remarquer, depuis 2017, grâce à ’exposition londonienne « Design Junction ». « Ce qui plaît en général dans ce design austral, c’est le mélange entre esthétique contemporaine et savoir-faire artisanaux », explique Regula Brand. Beaucoup de ces créations puisent en effet dans des matériaux locaux tels que le cuivre, le bronze, la terre, le bois guatambu du Nord-Est argentin. Le jeune designer chilien Abel Carcamo utilise, lui, le bois noble indigène qu’est le lenga de Patagonie pour sa série de lampes Volta. Autre caractéristique de ce design, la simplicité des formes, souvent très organiques. « Nos clients sont souvent persuadés que nos objets viennent de Suisse, du Royaume-Uni ou même du Japon… Ils sont très surpris de savoir qu’ils ont été créés par des designers sud-américains, d’autant plus que cette production se vend encore à des prix abordables », ajoute Regula Brand.
Republica Austral l’a bien senti : la créativité sud-américaine a le vent en poupe. En 2016, le prix Pritzker a été obtenu par l’architecte chilien Alejandro Aravena, qui était également directeur de la Biennale d’architecture de Venise la même année. Jusqu’au 24 février, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, c’est le talent de l’architecte bolivien Freddy Mamani, dont les façades fantasques inspirées de la culture aymara semblent sortir tout droit d’un film de Wes Anderson, qui est mis en lumière. Marie Perennes, une des commissaires de ’exposition « Géométries Sud », confiait d’ailleurs « avoir un temps songé à intégrer des designers parmi les architectes et autres sculpteurs, peintres et photographes latino-américains présentés ».
Une affaire de génération
galerie bruxelloise collaborative Fracas, toujours en quête de nouveaux talents, mise aussi sur les designers latino-américains. Ce qui les séduit : des formes et des couleurs plus brutes, une production où l’on ressent le travail de la main plus que de la machine et qui, du coup, paraît moins léchée et convenue que dans le design industriel actuel. « Nous suivons depuis un moment le designer chilien Rodrigo Pinto », affirment Romain Silvy et Anne Genvo. La série Territoires instables créée par le designer, aux chaises et table en bronze patiné, a déjà été repérée par plusieurs galeries, brésiliennes et américaines. Mais le coût de transport pour importer des objets ou meubles depuis l’Amérique du Sud reste, selon Fracas Gallery, un frein pour le développement de cette création en Europe. « Faire venir Pinto en résidence en Belgique pendant un mois serait idéal, car il pourrait ainsi produire des pièces sur place », confient les galeristes.
L’émergence du design latino-américain sur la scène internationale est aussi une affaire de génération. Tous ceux dont les noms circulent hors du continent américain sont à peine trentenaires. Et cela ne doit rien au hasard : « Les architectes et designers qui ont pu échapper aux dictatures militaires des années 1970 et 1980 sont partis exercer en Europe. A leur retour dans leur pays d’origine, certains ont rapporté une esthétique occidentale qu’ils ont appliquée, et enseignée », explique Claudio Riquelme. Deux générations plus tard, les jeunes designers latino-américains osent à présent revenir sur l’histoire de la création locale et plonger dans leur passé pour nourrir leur inspiration.

« Depuis un peu plus de cinq ans, le design est en train de reprendre un rôle important dans notre société, mais il y a un grand vide », confie le designer Gustavo Quintana, cofondateur, au Guatemala, du studio Agnes avec Estefania de Ros. Tous deux se sont mis pendant deux ans à la recherche d’un savoir-faire précolombien, afin de créer le type d’esthétique qui aurait pu émerger si la culture maya avait évolué sans la colonisation espagnole. Une réinterprétation esthétique à laquelle ils associent les usages des artisans locaux, travaillant notamment la roche volcanique guatémaltèque. Ainsi, avec leur console Altar, ils mêlent les lignes symboliques d’un autel sacrificiel précolombien pour en faire un objet en pierre de lave et marbre noir, adapté à la vie moderne
Mais tous ne revendiquent pas cet héritage. Ainsi, Marcos Altgelt, architecte et designer argentin, cofondateur du studio Ries, voit plutôt son design nourri du multiculturalisme de Buenos Aires. Défiant les formes géométriques, il définit son style comme n’étant « ni argentin ni européen, simplement contemporain ».